Lisa-Marie Gervais,
Le Devoir, September 6, 2007
La militante dénonce le capitalisme comme source des maux de l'Amérique latine
«Un livre bourré de dynamite intellectuelle», promettait un de ses plus ardents défenseurs. The Shock Doctrine - The Rise of Disaster Capitalism de Naomi Klein est plutôt une bombe, placée tout juste au pied de la statue de la Liberté. «Mon essai ne fait que gratter la surface d'un immense fléau», a-t-elle lancé hier avec sa verve habituelle à la foule nombreuse et déjà conquise venue l'entendre à l'hôtel Reine Elizabeth.
Invitée à prononcer une conférence dans le cadre du congrès de la Latin America Studies Association (LASA), Naomi Klein a répété à l'assemblée qu'elle avait identifié le coupable de la plupart des maux des pays latino-américains, entre autres, depuis les 40 dernières années: Milton Friedman et ses Chicago boys. Dans les années 70, ces 25 économiste chiliens, formés à l'Université catholique du Chili puis à Chicago, avaient publié un manifeste prônant des politiques néolibérales appelant à la privatisation, au même moment du renversement du régime socialiste et de la prise du pouvoir par Pinochet.
L'ancienne journaliste du Toronto Star dénonce avec véhémence le fait que les régimes socialistes en Amérique latine ont subi des coups d'État successifs qui, selon elle, découlent aussi de l'influence pernicieuse des Chicago boys. En écorchant au passage Margaret Thatcher, «qui aurait étudié à cette même école», elle établit un lien entre la faible popularité de la «Dame de fer» -- elle n'aurait eu que 25 % de la faveur populaire au début de son mandat, en 1980 -- et sa remontée spectaculaire dans les sondages après avoir lancé, en 1982, un assaut contre l'Argentine pour récupérer les îles Malouines.
Le postulat de Naomi Klein? Plusieurs sociétés affaiblies par des catastrophes naturelles, des guerres ou d'autres traumatismes sont délibérément exploitées par des «prédateurs capitalistes» qui profitent de cette dislocation pour favoriser leur propre développement économique.
Katrina, le tsunami et les autres
Qu'ont en commun l'ouragan Katrina qui a ravagé La Nouvelle-Orléans, la guerre en Irak, l'ère postcommuniste en Pologne et le massacre de la place Tiananmen? Ce sont tous des événements issus du «capitalisme du désastre», concept central de l'oeuvre de l'auteur de 37 ans. Selon elle, les États touchés par ces situations déstabilisantes auraient tous subi un choc comparable beaucoup plus dévastateur: celui provoqué par «le capitalisme insidieux» qui s'insère dans la reconstruction ou la période post-traumatique. Le cas récent du tsunami qui a dévasté les côtes de plusieurs pays du Sud-Est asiatique serait symbolique. «Quatre jours après le tsunami, les corps n'étaient pas enterrés que, déjà, les effets d'un plus grand choc se faisaient sentir. On a emmené des centaines de milliers de personnes à l'intérieur des terres dans des camps de réfugiés qui étaient patrouillés par des militaires», raconte Mme Klein, qui est allée sur place constater les dégâts. Elle a évoqué un troisième «choc» après celui du tsunami lui-même et celui du transfert des réfugiés, qui a consisté en la reprise du contrôle économique par les grandes chaînes d'hôtels, qui avaient tout reconstruit trois mois plus tard. «Ces gens n'ont pas été frappés par des catastrophes naturelles ou des ouragans de force 5, ils ont subi des chocs causés par le néolibéralisme. Dans la plupart des cas, ce n'est pas la faute de dame Nature, c'est celle de la faillite de l'État et de ceux qui en profitent, comme le FMI, la Banque mondiale et le département d'État américain», affirme Mme Klein, qui a aussi coréalisé le film The Take sur les déboires des Argentins après la crise économique de 2001.
Elle l'a affirmé sans équivoque: ce sont les attaques du 11 septembre 2001 qui l'ont poussée à écrire. Le vase débordait. Elle a eu envie d'écrire sur ce changement rapide qui s'opérait au sein de la société américaine et sur la justification des nouvelles politiques guerrières du président états-unien. «Je ne vois guère de différence entre les doctrine de l'école de Chicago et la plateforme politique de George W. Bush en 2000», a-t-elle soutenu.
Mais son analyse va beaucoup plus loin. En plus de passer au tordeur les Chicago boys des années 70, elle établit un lien direct entre les expériences scientifiques de lavage de cerveaux menées dans les années 50 par l'États-Unien Ewen Cameron, psychiatre de l'université McGill, et les exactions qu'ont subies des prisonniers dans les prisons de Guantánamo et d'Abou Ghraïb. Le Dr Cameron avait été recruté par la CIA pour mener à Montréal des expériences jugées potentiellement trop dangereuses pour être effectuées sur des citoyens américains.
Après No Logo, un essai très critique de la société de consommation publié il y a sept ans, The Shock Doctrine, avec ses 544 pages (sans compter les notes de bas de page), s'avère beaucoup plus costaud et plus étoffé. «Une histoire alternative», suggère l'auteur, qui s'évertue ainsi tout au long de son essai à détruire le «principe fondamental si cher à l'histoire officielle, à savoir que le triomphe du capitalisme déréglementé est issu de la liberté et qu'il va de pair avec la démocratie».
Si la connaissance, c'est le pouvoir, Naomi Klein espère avant tout que son livre contribuera à éveiller les consciences. «Comprendre et se rappeler l'histoire est la meilleure façon de résister aux chocs», croit-elle. En déclarant la guerre à des personnalités américaines influentes telles l'économiste Jeffrey Sachs, Naomi Klein avance-t-elle en terrain miné? Peut-être. Cela n'empêche pas ses admirateurs de louer le courage de cette femme qui, à elle seule, s'en prend à l'empire plus puissant de la planète: les États-Unis d'Amérique. Aidée de son mari et de quatre avocats, qui ont relu son ouvrage et vérifié ses sources, Naomi Klein est blindée. Pendant que son livre se vend et que ses idées se répandent comme une traînée de poudre, elle dit attendre la contre-attaque.